Tous les matins il fallait prier.
Tous les soirs il fallait prier.
Tous les repas il fallait prier.
Toutes les fêtes étaient composées de prières.
Un jour par semaine, ils devaient prier encore plus fort.

Donner aux autres, à tout le monde sauf à eux, voyons non il ne fallait pas accepter de recevoir un cadeau, une lettre, un amour, de l’amitié, non il fallait tout rejeter et vivre dans la pauvreté, reclus, vivre l’abnégation jusqu’à la folie. Prier au levé, prier au coucher, prier en allant à l’école quand il y allait encore, réclamer une pause alors que tous les autres travaillent pour prier, être ce gamin bizarre qui terrifie tout le monde parce qu’il a les mains jointes à chaque fois qu’on l’observe. Puis il a fallu qu’il sèche les cours pour accompagner sa mère et son père aider les autres personnes, travailler pour la communauté, pour le plus grand bien, sans jamais recevoir une seule compensation. S’oublier pour poser les autres sur un piédestal, ne plus exister pour faire croitre l’importance d’autrui. Et quand il refusait, quand il se tenait droit et fier devant son père, parce qu’il savait très bien qu’au fond de lui, il ne voulait pas de ça, il devait pourtant se courber pour ne pas mourir, accepter son sort et son destin, sans se douter encore à cette époque que ce ne serait que pire par la suite.


Au tout début, ce n’était que de la douce neige qui l’entourait, amusante et belle. Quand ses parents s’en sont aperçus, il a manqué l’école une semaine, allongé et tétanisé au fond de son lit, les yeux grands ouverts de peur que l’horreur ne revienne. Son lit se glaçait, se couvrait de pics de glace qui lui écorchaient la peau dès qu’il essayait de se détendre. Peu à peu la beauté laissait place à l’horreur, à la violence, son lit se transformait en forteresse qui l’emprisonnait et le protégeait à la fois. Quand il a émergé après la monstruosité, il s’est protégé. Personne n’approchait de son château-fort, son père hurlait, mais ne faisait que s’écorcher par-dessus la glace. Mais un enfant devient vite faible, et peu à peu les défenses se sont amenuisées, réduites au néant et l’éducation a commencé.

Il fallait prier encore plus fort.
Encore plus souvent.

Croire qu’il n’était qu’un monstre parce que sa magie était terrifiante. Des monstres de glace qui l’entouraient dès qu’il avait peur. Ariel avait souvent peur à cette époque. Son lit gelé se collait à ses pyjamas, ses vêtements, rien ne résistait très longtemps contre sa peau. Même le poing de son père n’était plus effrayant, sa peau se cloquait dès qu’il le frôlait. Alors il a dû trouver autre chose. Laisser des marques. Qu’est-ce que la glace craint le plus ? Le feu. Depuis cette époque, Ariel est terrifié des flammes et refuse de faire ne serait-ce qu’un feu de camp. A sept ans, ses parents ont obtenu une dérogation pour son éducation, non mon fils tu n’iras pas à l’école des mages. L’horreur s’est poursuivie. Expies ton pêché mon fils. Mets-toi à genoux et soumets-toi au feu. Demande pardon pour ton être. Prie pour le salut de ton âme. A ces moments, des perles de glace tombaient sur le sol, pour former peu à peu des flaques qui brillaient comme des milliers de diamants.

Pourtant, sa puissance ne cessait d’augmenter, sa violence aussi. Il n’y a que sous le feu qu’il était aussi inoffensif qu’un nouveau-né, mais lorsque sa magie l’emprisonnait dans sa chambre, rien n’était suffisant pour l’en sortir. Malgré la peur qu’ils avaient de la magie, ses parents ont engagé un mage contrôlant le feu pour détruire ces protections dangereuses qui s’érigeaient autour de l’enfant. Saül est arrivé un beau jour devant la porte de sa chambre et tout s’est enflammé, coinçant l’enfant hurlant au milieu des gerbes orangées, des pans de glaces se jetaient contre les lassos de flammes pour le protéger mais très vite il s’est évanoui sous la fumée. Réveillé par les brulures sur les bras avec lesquels il protégeait son visage. Le cauchemar s’est poursuivi pendant deux longues années. Tous les jours des prières, toutes les heures, au milieu de la nuit parfois, des brûlures à ne plus savoir comment les soigner, si bien qu’il laissait tomber et dissimulait sa petite parcelle de pouvoir qui finissait par s’éteindre. Et encore aider, toujours aider, couvert de la tête au pied pour ne rien laisser apparaître, porter les courses des dames avec un grand sourire alors que ses yeux étaient simplement glacés. Les punitions devinrent moins nombreuses. Moins violentes. Le visage de Saül se teintait de colère quand il devait esquisser des gestes violents sur l’enfant, et puis un beau jour un rempart de feu les a entouré tous les deux.

« Je vais te faire sortir de là. Je suis désolé Ariel. Je t’emmène avec moi. »

Le sauveur. Le seul Dieu qui puisse exister aux yeux d’Ariel est Saül, ce sera toujours Saül, celui qui a rompu sa promesse pour sauver un enfant de la folie furieuse. Ariel avait onze ans et demi, et Saül s’est occupé de lui jusqu’à la rentrée scolaire. Il lui a appris tellement de choses en si peu de temps. A manger sans craindre de glacer sa fourchette et de se prendre une injure, à ouvrir les yeux sur les merveilles du monde. Il lui a aussi appris à lire correctement, chose qu’il n’avait jamais pu faire avec ses parents. Qu’il était un être humain qui méritait de vivre, comme tous les autres, et qu’il n’avait pas à aider s’il ne le voulait pas, qu’il devait passer avant tout autre personne, quoiqu’on puisse lui dire.  Ariel a mis plusieurs mois avant de pouvoir dormir ailleurs que dans un lit entouré de pics, avant de comprendre qu’il n’avait plus besoin de se protéger, ici, personne ne lui ferait peur.


Saül s’est fait engager en professeur l’année où Ariel est entré à l’école. Si celui-ci n’a jamais rien dit, il se doute que ce n’était pas que l’envie d’enseigner qui était responsable de ça, mais surtout celle de le protéger et de le surveiller. Saül s’en est toujours voulu de ce qu’il avait pu lui faire subir pendant deux ans. Tous les soirs et tous les week-ends, Ariel avait des cours particuliers pour rattraper ce qu’il n’avait pas pu apprendre, et pour en savoir plus, jusqu’à devenir l’un des meilleurs dans certains domaines. Très longtemps, il a rechigné à intégrer une guilde, il était mieux tout seul, mais Saül lui arguait systématiquement qu’ainsi il aurait une place assurée dans une Guilde officielle hors de l’école. Aucune des Guildes de l’école ne lui correspondant, mais sa magie capacitaire puissante lui a obtenu une place chez les Leo à quatorze ans. Pourtant son temps avec eux était très rare, il préférait passer ses soirées en compagnie de Saül, à apprendre, à dévorer des livres. Joindre les Gemini lui aurait plu davantage, mais leur manque de considération pour l’intimité l’effrayait. Hors de question que sa carapace ne s’effeuille. C’est encore une fois sous l’insistance de son protecteur qu’il a passé les examens, sans trop se fatiguer, entrant dans le bas du classement dans la spécialité de magie capacitaire, il ne se voyait pas aller autre part puisqu’il n’avait pas choisi la guilde qui lui aurait permis la Recherche Magique.

« Ariel, je dois partir en mission quelques jours. Je compte sur toi pour être sympathique avec les autres professeurs, qu’ils ne me rapportent pas encore fois que tu as été insolent.
-Je ne le suis jamais Saül, vous le savez bien.
-Tu m’appelles encore Saül alors que ça va bientôt faire six ans. Et cesse de me tutoyer pour la, voyons, cinquantième fois depuis le début du mois ?
-Saül, je ne peux pas t’appeler comme ça. Rien ne se rapproche plus de ce terme que toi, mais je ne peux simplement pas. »

Saül était parti avec un sourire triste, échouant une nouvelle fois à obtenir le titre de père. Bien sûr, aux yeux d’Ariel c’est ce qu’il était. C’était d’une telle évidence qu’il ne désirait pas le gâcher avec des mots qui voulaient dire tout autre chose à ses yeux. Puis Saül n’est jamais revenu. La date passée, Ariel ne s’est pas inquiéter. Au bout de deux semaines, des pics de glace entouraient à nouveau son lit sous les yeux effrayés de ses compagnons de dortoir. Lui-même en avait peur, depuis ses douze ans il n’avait jamais recréé sa forteresse autour de lui. Une semaine plus tard, les regards s’étaient tournés vers lui quand il avait jeté un journal transformé en iceberg contre un mur en hurlant. Saül était mort. Tué par la guilde noire après laquelle il était parti en chasse. D’un jour à l’autre, Ariel s’est enfin intéressé à ses études. Oh, il se vengera. Il vengerait Saül. Aucun mage d’une Guilde Noire ne survivrait sous ses doigts, ils ne reverraient plus jamais la lune éclairer leurs pas. La violence de ses actes lui a fermé les portes des guildes officielles, et c’est vers les indépendantes qu’il s’est tourné, offrant ses services à n’importe quelle mission dangereuse tant qu’il s’agissait de lutter contre eux.

Bien sûr, il ne pouvait pas tous les tuer.

Certain ont péri. Certains ont survécus, et croupissent désormais en prison, bien heureux de ne pas en sortir quand Ariel leur promet de les retrouver et d’enfin les assassiner. Il les questionne sous la torture sans sourciller, attendant de retrouver ceux qui sont responsables de la mort de Saül. Désormais, ils connaissent le nom d’Ariel.

Ils en ont peur.

Sa guilde ne le connait que comme l’homme seul qui s’octroie les missions dangereuses, et qui ne se sert quasiment jamais de sa magie. Celui qui reste loin de la cheminée lors des réunions.

Parfois, il se doit aussi d’accepter des missions qui ne concernent pas les monstres.

Un après-midi, à la recherche d’une petite voleuse à peine dangereuse, il frôle une barrière magique. Là-bas, contre un arbre, un homme semble endormi, et lui bloque la piste qu’il suivait. Avec un grognement, il l’interpelle, et sa réaction lui fait froncer les sourcils. Cet homme a à peine ouvert les yeux pour l’appeler d’un nom qu’il n’a pas compris, avant de se rendormir, laissant ses barrières tomber. Ariel aurait pu continuer son chemin. Il aurait dû continuer.
« Vous venez vous occuper de lui ou pas ? » L’inconnu repose dans ses bras, et il a fait en sorte que sa joue repose sur son épaule, près de sa nuque, les bras serrés autour de son corps. Il y aurait eu d’autres moyens de le porter, certainement, mais les gestes lui sont venus comme ça, tout naturellement. Pas un seul visage ne se tourne vers eux, et il s’impatiente, balance des éclats de glace vers l’accueil en soupirant bruyamment. Ariel n’est pas patient. Les infirmiers crient, et étrangement, l’inconnu de la forêt est pris en charge aussitôt. Mais Ariel ne s’en rend pas compte.
Il observe sa glace, interloqué.
Des fils se meuvent, lentes et éparses, des  s’inscrivent autour d’elles sur le support devenu quasiment opaque. Sa main se referme, explosant les pans froids en des milliards de flocons. Mais il remet ça, quelques minutes plus tard, dans le parc de l’hôpital, et s’assied pour laisser les images lui brûler les paupières. Il ne peut pas expliquer la tristesse qui lui serre la poitrine, et cette certitude que l’inconnu n’en est pas un, il ne sait pas encore pourquoi il associe ces liens à lui. A eux. Comme s’ils avaient été autre chose que des inconnus, un jour, une fois, il y a longtemps ou dans un futur lointain, ailleurs. Ariel sera là quand Wilfried se réveillera.
« T’as l’air perdu. Tu veux m’accompagner ? »