Année X491

Plic. Ploc. Plic. Ploc.

Il prenait conscience au rythme des clapotis. Comme un papillon attiré par une flamme, son esprit s'éveillait au diapason de ce métronome aqueux. Les gouttes dévalaient ses joues, ses doigts et les mèches de ses longs cheveux blonds qui masquaient la majeure partie de son visage – plic ploc, faisaient-elles. Il était à genoux. Pourquoi était-il à genoux ? Où était-il ? Qui était-il ? Confus, l'esprit embrumé, son existence prenait forme petit à petit ; il avait des doigts qu'il pouvait remuer, des yeux pour voir, une peau parcourue de frissons. Il était vivant. « Seigneur Mard Geer. Vous arrivez juste à temps, il semblerait que le projet Alpha soit un succès. » La voix aux accents féminins brisant le silence le fit sursauter. Il n'était pas seul. Les genoux tremblants, il se leva avec difficulté, prenant conscience pour la première fois de toute sa hauteur. Il était enfermé dans une sorte de cylindre et de l'autre côté de la paroi embuée se tenait une femme à l'aspect aviaire et la poitrine imposante. « Avec cette technologie, il devrait être possible de donner vie à un grand nombre des créations de Zeleph pour un coût en temps et énergie minimal. » Venant à sa rencontre était un homme à la démarche nonchalante et hautaine, ses longs cheveux d'ébène coiffés en une épaisse queue de cheval qui devait lui arriver jusqu'à la taille. « Est-il conscient ? » s'enquit-il, l'air intéressé. « Je le crois. Il semble répondre aux stimuli sonores et visuels. » Les doigts de la femme pianotèrent rapidement sur un clavier et la paroi en verre du cylindre s'enfonça dans le sol. Le courant d'air froid heurta sa peau nue tandis qu'il s'écroulait à terre, les bras autour de la poitrine, les yeux baissés. Le visage de l'homme aux cheveux d'ébène se fendit d'un demi-sourire suffisant alors qu'il s'approchait lentement de lui. « Regarde-moi... Mard Geer t'a donné un ordre, jeune démon. Regarde-moi. » Son cœur s'arrêta quand les doigts graciles de l'homme se posèrent sous son menton pour lui lever la tête. La respiration fébrile, ses yeux verts se plongèrent dans le regard avide du dénommé Mard Geer. « Oui... Il fera l'affaire. Mais il lui faudra un nom s'il doit rejoindre les Neuf Portes Démoniaques...  Et des vêtements... » déclara-t-il, pensivement. « A-t-il un nom, Kyôka ? - A... Alpha, mon Seigneur... -  Alpha est le nom du projet, il lui faut un nom d'Etherius... » Après quelques secondes de réflexion, son sourire s'élargit. « Bienvenue à Tartaros, Adam. »

Chapitre 1 : Les neuf portes

Adam fut le premier Etherius, les démons de Zeleph, à être né en laboratoire ; d'où le surnom Alpha duquel l'appelait souvent Kyôka, le bras droit de Mard Geer, même des années après sa naissance. Il fut également le second à rejoindre l'escadron des Neuf Portes Démoniaques, les neuf Etherius les plus puissants après Mard Geer et le maitre de la guilde E.N.D, perpétuellement reposant dans les bras du Roi d'Hadès sous la forme d'un livre. Le second Etherius créé fut Lamy, une subordonnée directe de Kyôka censée l'aider à donner vie aux autres créations du plus grand Mage Noir de tous les temps. Rapidement, les neuf portes démoniaques furent au complet. Rapidement, ils se mirent au service du roi des démons sans vraiment comprendre dans quel but. Personne ne savait véritablement ce à quoi aspirait le grand Mard Geer. Il parlait de ressusciter E.N.D. et d'amener l'âge d'or de Zeleph et des démons mais ses desseins n'étaient pas plus clairs pour qui que ce soit. Alors ils servaient, et ils attendaient. Les démons s'occupaient comme ils le pouvaient : Sayla avait ses innombrables bouquins, Keith ses expériences sur les cadavres, Kyôka ses humains à torturer, mais Adam lui n'avait rien, que sa servitude pour Mard Geer. Enfin, jusqu'à ce qu'on lui confie un second travail...

Chapitre 2 : La naissance

Année X635

Il pesta pour la énième fois. Était-il véritablement obligé d'assister à ça ? Devoir jouer les baby-sitters l'agaçait déjà considérablement, était-il vraiment nécessaire de lui faire subir cette interminable attente pour couronner le tout ? Comme d'habitude, Lamy l'ignorait et continuait ses élucubrations sur le physique de l'Etherius qui était sur le point de voir le jour tandis qu'Adam l'ignorait à son tour, trop concentré sur sa rancoeur pour écouter un seul mot de ce que la petite démone aux pensées bien trop perverses pour son propre bien pouvait raconter. Il le voyait flotter dans son tube rempli du liquide inconnu dans lequel baignaient tous les Etherius en cours d'activation : c'était un homme, plus petit que lui mais de corpulence plus épaisse, plus musculeuse, aux cheveux bruns et la peau plus pâle que le lait. « Il est sex', pas vrai ? J'ai essayé de le rendre aussi mangeable que possible tout en lui laissant pas mal d'attributs démoniaques, parce que je sais pas qui t'a fait toi mais ils t'ont raté. T'as l'air trop humain c'est pas sexy... » Déclara Lamy à l'attention d'Adam sans même poser le regard sur lui. Il était vrai que lorsqu'il n'arborait pas sa forme d'Etherius, son apparence était indifférenciable de celle d'un humain, mais ce n'était pas le cas du démon dans le tube en face de lui. Son crâne était orné de deux cornes de jais recourbées vers l'arrière, une élégante queue de chat dépassait de son coccyx et, au milieu de sa poitrine, un trou aux bords d'un noir plus profond que la nuit à travers duquel on pouvait voir l'autre côté de la pièce était présent. « Il se réveillera bientôt ? » s'agaça Adam « Bientôt, bientôt... Encore dix minutes. » Lui assura la petite démone, ses doigts pianotant avec agilité sur son clavier rétroéclairé. Il pesta à nouveau. Il n'avait aucune idée de ce qu'il allait bien pouvoir faire avec ce démon et l'idée qu'on lui ai confié la garde d'un Etherius simplement pour l'occuper était une insulte de plus. Adam était parfaitement heureux en suivant Mard Geer nuit et jour, attendant les ordres, mais Mard Geer le trouvait-il si dérangeant que ça au point de lui refiler le premier rejeton venu juste pour qu'il ait autre chose à faire que de lui coller dans les pattes ? C'était insultant, et franchement blessant. « Ça y est, il se réveille... » La voix de Lamy le sortit de ses rêveries internes et il pu constater le niveau du liquide verdâtre baissant à une vitesse considérable. Ça n'allait plus tarder...

Chapitre 3 : Le doute

Année X642

Le rire cristallin du jeune Thracius le fit sourire malgré lui. Allongé dans l'herbe de Cube, l'air doux caressant sa peau d’albâtre, Adam observait les nuages tandis que Thracius lisait un livre à ses côtés, adossé contre un pommier. « Dis Adam, tu savais que les humains avaient des guildes eux aussi ? Avec des mages dedans ! » L’interpellé soupira de lassitude. « Thracius, pour la énième fois, il faut que tu me parles avec plus de respect. Je suis ton aîné, il faut que tu me vouvoies. – Les humains sont vraiment fascinants... » Le blond ne put empêcher un petit rire blasé de s'échapper de sa gorge. S'il était réticent au début, il s'était rapidement fait à la présence du jeune démon à ses côtés, à son insolence innocente, sa curiosité maladive, sa gentillesse inappropriée pour un Etherius. Le but premier d'Adam avait été de faire de Thracius un parfait petit soldat de Zeleph et de lui apprendre à se battre, sa malédiction du Transfert pouvant être très utile en situation de combat, mais il avait rapidement abandonné face à cet étrange mélange d'obstination et de douceur qui le caractérisait tant. Thracius était un personnage unique parmi les démons, un tesson de lumière dans les ténèbres. Adam l'avait considéré comme faible, du moins au début, pour son refus catégorique de participer à toute action belliqueuse, mais il avait finit par apprécier le courage dont il faisait preuve en se tenant seul face à la marée, gardant ses convictions près de son cœur. Et si Adam était toujours aussi froid vis-à-vis de la violence et intransigeant face à la faiblesse, il avait tout de même réussi à faire une exception pour ce petit démon attachant qui avait été placé sous sa responsabilité et qui n'était vu par le reste de Tartaros que comme une expérience ratée. « Fais attention avec ce bouquin, Sayla te massacrera si tu abimes un de ses livres. » Rien à faire, le démon aux cheveux noirs de jais était dans son petit monde. « Ah, j'aimerais tellement voir un humain un jour... Ils ont l'air si amusants... » Adam fronça les sourcils. « Vraiment ? Tu n'en as jamais vus ? Il y en a toujours quelques uns dans le donjon de Kyôka, pourtant. »


Plic. Ploc. Plic. Ploc.

Les gouttes de sueur coulaient le long de son front et dévalaient l'arrête de son nez avant de s'écraser au sol. Il était à genoux, des longues lianes épineuses enroulées autour de ses membres. « Mard Geer est très mécontent. » Assis sur son trône, le Roi d'Hadès toisait Adam de haut en bas, un demi-sourire dédaigneux sur le visage. « Tu as toujours été trop indulgent avec ce semblant d'Etherius raté mais cette fois-ci c'est allé trop loin et Mard Geer est très, très, mécontent. Ces humains n'avaient rien à faire sur Cube et Kyôka sera punie pour ça, mais par la faute de ton petit protégé, Adam, ils se sont enfuis... Et c'est encore pire - Je peux tout arranger, je peux les traquer et les ramener ! AHHHHHH ! » La prise des lianes se fit plus étroite et des gouttes de sang commencèrent à perler sur ses bras et son ventre. Mard Geer éclata de rire. « Les ramener ? Pourquoi diable voudrais-je cela ? Pour que Cube soit à nouveau peuplée par ces insectes ignobles ? – A... Alors laissez-moi les éliminer. Laissez-moi réparer ma faute, je vous en supplie... – Non. Tu n'as plus la confiance de Mard Geer. Jackal s'en chargera. » Adam déglutit difficilement, la peur au ventre. « Néanmoins, Mard Geer n'est pas cruel et t'offre une chance de te racheter. Thracius est ta responsabilité, occupe-toi de lui et tu seras pardonné. – M'occuper de... J'ai peur ne pas comprendre, mon Seign... – Tue-le. J'ai supporté ses lubies étranges tant qu'il était sans danger mais cette époque est révolue. Tu dois le tuer. »

Chapitre 4 : Les adieux

« Je m'en vais, Adam. » Ses muscles étaient encore endoloris, sa tête habitée par une symphonie de tambours et de cymbales, et sa langue goûtait encore le vomi. « J'allais partir quand tu étais encore avec Mard Geer mais je voulais dire au revoir avant. Je suis désolé, je ne peux pas rester. Depuis que je suis né je sais que je n'ai pas ma place ici, parmi ces... ces gens. Tu m'as fait une place, toi, mais... – Je viens avec toi. » Les yeux de Thracius s'arrondirent comme des soucoupes mais Adam était probablement le plus surpris des deux. Etait-il véritablement prêt à abandonner toute sa vie, tout ce qu'il était, en un simple claquement de doigts ? Le petit démon aux cheveux noirs de jais semblait se poser la même question. « N... Non ! Non ! Tu as ta place à Tartaros ! C'est hors de... – Ferme-la pour une fois dans ta vie et écoute-moi. Je ne peux pas rester si je ne te tue pas et ce n'est pas quelque chose que je compte faire donc non, je n'ai plus ma place ici. Et tu as beau être très courageux quand tu arrêtes de faire ta mijaurée pendant cinq minutes mais avec tes deux mains gauches tu n'arriveras jamais à survivre plus d'une semaine tout seul. Tu es ma responsabilité. Je viens avec toi. » Les mots lui venaient tous seuls, les uns après les autres ; ça lui semblait si évident. Il fallait qu'il parte, qu'il fasse ses adieux à Tartaros et qu'il s'en aille avec Thracius. Adam était pourri jusqu'à la moelle mais Thracius n'était pas encore corrompu, son âme était belle et pure et le démon voulait l'aider à protéger cette pureté pour une raison qui lui échappait. Alors il abandonnerait sa ancienne vie, son ancien but qui était le même que celui de Tartaros. Il abandonnerait tout et il protégerait Thracius.

Chapitre 1 : L'Homme

Les deux démons avaient quitté l'île flottante Cube sous le manteau de la nuit, sans autres bagages que les vêtements sur leur dos et la confiance qu'ils avaient l'un en l'autre. Tartaros ne les retrouva pas, ou  ne les chercha pas, ils n'étaient pas sûrs, mais en tout cas leur fuite fut couronnée de succès. Ils se fondirent ainsi dans le monde des humains, d'abord en se cachant dans des grottes et  forets, chassant et pêchant leur nourriture puis en se montrant plus audacieux et en s'approchant un peu plus des villes et villages. Ils prirent de nouveaux noms et brûlèrent au fer rouge la marque de leur guilde pour la faire disparaître. Les clés entrecroisées à l'intérieur de la cuisse droite d'Adam ne devinrent plus qu'une vague trace de brûlure sur la peau de Dagon. Thracius, lui, devint Jonas, et vécut bien mieux que Dagon ce changement d'univers. Là où Dagon était fermé et méfiant, Jonas était plein d'amour et de curiosité, accueillant cette nouvelle vie à bras ouverts. Son apparence démoniaque le força à se cacher sous une épaisse cape à chaque fois qu'il entrait en contact avec un humain mais cela ne diminuait en rien sa chaleur et sa bienveillance. Au bout de quelques mois, Jonas commença à mettre ses talents en pratique afin d'aider les hommes. Il se faisait passer pour un mage guérisseur errant et, au grand dam de Dagon, utilisait sa malédiction pour Transférer sur lui-même toutes les blessures et maladies qu'il croisait afin de soulager les humains. Censé protéger Jonas, Dagon détestait le voir s'infliger autant de souffrances, mais le démon entêté ne prêtait guère attention aux jérémiades de son compagnon, d'autant plus qu'il ne lui suffisait que d'un bon repas pour guérir n'importe laquelle de ses blessures. C'était un plan parfait selon lui.

Chapitre 2 : Le culte

Année X685

Dagon se souviendrait toujours de l'an X685. Cette année-là avait marqué l'apogée de la première montée en puissance de l'Eglise de Zentopia. Les deux démons, qui avaient voyagé dans le monde des humains depuis bien des années maintenant, remarquaient pour la première fois à cette époque des églises érigées autre part qu'en la principauté de Zentopia ; et l'influence de l’archevêque ne connaissait pas de pareille. Un jour de printemps de l'an X685, Dagon et Jonas se rendirent dans un village au Sud du Mont Hakobe, simplement en quête de provisions. N'ayant pas un sou en poche, Jonas proposa de guérir les malades du village contre rémunération en nourriture mais ce n'était pas suffisant et Dagon se retrouva envoyé s'occuper d'un monstre qui terrorisait la région. Le démon n'était pas très sûr à l'idée de laisser son camarade seul mais ce ne serait probablement l'affaire que d'une poignée d'heures. Le monstre en question était un balkan des forêts et Dagon s'en chargea sans aucun problème. Mais alors qu'il rentrait au village, quelque chose l'interpella. Une odeur de viande brûlée. Ses boyaux étaient contractés à lui en faire mal ; pour une raison qu'il ignorait, il avait un très mauvais pressentiment. Et avec raison. Au milieu du village, un brasier, dont les flammes semblaient lécher les nuages mêmes. « Que... Que s'est-il passé ? » balbutia-t-il à l'attention d'un villageois. « Un démon. Il se faisait passer pour un guérisseur mais le prêtre l'a démasqué sur le champ. Il essayait probablement de voler nos âmes ! »



Plic. Ploc. Plic. Ploc.

Les gouttes vermeil coulaient le long de ses bras, des griffes dorées qui accompagnaient sa forme d'Etherius, et s'écrasaient au sol en un rythme hypnotique. Le brasier s'était enfin éteint mais de son ami ne restaient que des os carbonisés et un crâne aux cornes noires de jais. Et des villageois ne restaient que des corps déchirés, des entrailles éparpillées et des mares de sang. Ils avaient tous péri, tous. Pas un vieillard, pas une femme, pas un nourrisson n'avait échappé au courroux du démon. Dans sa main gauche, Dagon tenait encore par les cheveux la tête du prêtre de Zentopia qui avait été à l'origine de l'autodafé de Jonas ; tête qu'il lança nonchalamment dans les restes fumants du brasier, accueillant la vision du visage du vieil homme se faisant calciner par les braises encore ardentes avec un reniflement hautain. Et dans sa main droite se trouvait un long couteau à la lame ondulée récupéré dans les ruines qu'était devenue la chapelle de Zentopia, couteau que Dagon plaça sur son propre cou. Les Etherius ne mourraient pas, du moins pas comme ça, mais si ces lamentables insectes n'avait pas réussi à tuer Jonas, ils l'avaient par contre renvoyé tout droit dans les bras de Tartaros. Il était probablement dans l'un des tubes du laboratoire en ce moment même, prêt à être régénéré et victime de toutes les ignominies possibles et imaginables. Dagon devait entrer dans la gueule du loup et le sauver coûte que coûte, mais localiser Cube prendrait trop de temps, l'île étant mouvante. Il fit donc ce qui lui semblait être le plus sensé et, allant contre tout instinct animal qu'il possédait, enfonça profondément la lame dans sa gorge. Il sentit le goût métallique du sang s'imprégner sur sa langue, il sentit ses genoux heurter le sol dur et poussiéreux, il sentit l'air vider ses poumons tandis que son liquide vital s'échappait un petit moins de sa plaie ouverte à chaque pulsation de son cœur. Et puis plus rien.

Chapitre 3 : Le châtiment

« Réveille-toi, Alpha. Tu as assez dormi. » La voix était familière. Dagon, confus, cligna des yeux, une fois, puis deux. Où était-il... ? Et soudain, en une inspiration affolée, tout lui revint en mémoire : le bûcher, le village, le couteau dans sa gorge, la vie qui quittait son corps...  Kyôka se tenait face à lui. En une fraction de seconde, il tenta de se jeter sur elle et l'attraper par la gorge mais le démon était enchaîné au plafond par les poignets. « Où est-il ?! » vociféra-t-il. « Qui donc ? » demanda-t-elle, l'air innocent. « Tu sais très bien de qui je parle. Où est Jo... Thracius ?! – Oh, lui ? Mort. Ce matin. – Je ne te crois pas. Vous ne l'auriez pas tué aussi rapidement. » La démone éclata de rire. « Rapidement ? Combien de temps penses-tu avoir passé dans le laboratoire, Alpha ? Un jour ? Une semaine ? Non. Nous t'avons laissé en état végétatif pendant... 4 mois ? 5 mois ? Pour être honnête, je ne sais plus vraiment. A torturer ton petit copain tous les jours, le tuer et le réanimer, on perd vite la notion du temps. » La bouche de Kyôka déformée en un petit rictus moqueur lui donnait la nausée. « Q... Quand sera-t-il réanimé à nouveau ? – Uh ? Oh non, c'est fini ça ! Je me suis bien amusée avec lui, surtout au début quand il pensait encore que tu allais le sauver mais quand il a finalement perdu espoir il ne pleurait même plus donc je m'en suis lassée. Il est bel et bien mort cette fois, son livre a été détruit. » Il s'apprêtait à protester, à la traiter de menteuse et lui cracher son dégout au visage mais Kyôka le devança et jeta un bouquin au sol, un bouquin lacéré de la première à la quatrième de couverture dont le titre lisait clairement en runes qu'il s'agissait du livre du démon du Transfert.  Dagon ne pleura pas. Dagon ne hurla pas. Ses jambes flanchèrent sous son poids et il se laissa tomber mais ses genoux n'atteignirent même pas le sol, la chaîne le retenant au plafond étant trop courte. Il ne pouvait que pendre à moitié, être pathétique trop perturbé pour s'encombrer de fierté ou de dignité.  « Quelle vision déplorable... » Un homme venait d'entrer dans la petite cellule mal éclairée. Son visage était caché dans l'ombre mais Dagon n'avait aucun doute sur son identité. « Je ne peux pas croire que tu te sois ramolli à ce point, Adam. Regarde-moi... » Il s'approcha vers la lumière et plaça ses doigts sous le menton de Dagon. « Mard Geer t'a donné un ordre. Regarde-moi. » Tandis que ses yeux se plongèrent dans le regard cruel de Mard Geer, le démon les sentit s'embuer de larmes pour la première fois de son existence. « Quel dommage... Tant de potentiel gâché... » Le roi des démons le lâcha finalement après quelques secondes d'examen minutieux du regard et soupira alors qu'il quittait la pièce. « Sa punition doit être à la hauteur de ses crimes, Kyôka. »

Chapitre 4 : La chute

Il ne savait plus combien de fois il était mort, ni depuis combien de temps on le punissait. Il était difficile de différencier le jour de la nuit dans cette cellule sans fenêtres où les secondes duraient des minutes et les minutes des heures. Sa vie n'était devenu qu'un cycle sans fin de torture, mort et résurrection. C'était Kyôka qui s'en occupait la plupart du temps, mais quand elle était indisponible, l'un de ses subordonnés prenait la relève. Et ils savaient faire preuve de créativité, cet escadron de tortionnaires. Combien de membres avait-il perdus ? Combien de fois l'avait-on marqué au fer rouge, noyé, électrocuté, vidé de ses entrailles, tailladé et égorgé ; le tout alors que sa sensibilité à la douleur était multipliée au centuple par la malédiction de la démone aux traits d'oiseaux ? Un nombre incalculable de fois, sûrement. Mais après tout, pourquoi se priveraient-ils d'expérimenter et faire preuve d'inventivité puisqu'il finirait ,de toute façon, toujours dans le laboratoire, beau et entier comme au premier jour, prêt à servir de cobaye à nouveau ? La seule chose qui empêchait Dagon de complètement sombrer dans la folie était l'espoir. L'espoir qu'un jour Mard Geer entrerait à nouveau dans sa cellule et qu'il puisse lui parler, le supplier de faire quelque chose pour Jonas. Si quelqu'un pouvait le ressusciter, c'était lui, mais Dagon comprit finalement qu'assister à ce spectacle macabre était indigne du Roi des démons et qu'il n'allait probablement jamais le revoir. Cette réalisation mit sa santé mentale à rude épreuve mais il tint bon, notamment parce qu'un nouvel espoir était né en lui... L'espoir d'une fuite. L'espoir d'une vengeance.

Dagon reprenait conscience de plus en plus tôt. Pendant longtemps, il se réveillait directement dans sa cellule, enchainé au plafond, mais plus on le réanimait et plus il semblait reprendre ses forces tôt. Ça avait commencé par une prise de conscience tandis qu'on le menottait, puis quelques morts plus tard il se réveillait dans le couloir alors qu'on l'amenait dans sa prison. Mais le timing n'était pas bon, alors il attendait. Il supportait et il mourait, attendant le moment idéal. Peut-être avait-il véritablement sombré dans la démence à cette époque là ? La vengeance était tout ce qui habitait son esprit, la vengeance et la mort ; la sienne, celle de Jonas et celle des hommes et des démons qui avaient précipité leur chute. Et puis vint le jour où Dagon se réveilla dans le laboratoire désert. C'était sa chance, sa porte de sortie, et il ne la manquerait pas. Un tube de régénération en verre brisé, un mur explosé et Dagon prenait son envol sous sa forme d'Etherius, quittant Cube pour la seconde fois. Mais cette fois-ci en plein jour, seul et enragé. Il allait les faire payer...

Chapitre 1 : La folie

« Vous êtes l'archevêque Tristram, je suppose ? » L'homme sursauta. Il était jeune, plus jeune que le démon ne l'avait imaginé en tout cas. La cinquantaine à peine, les cheveux poivre et sel et le dos droit. « Qu-Qui êtes vous ? » Assis nonchalamment sur le lit de l'archevêque, le démon gloussa, comme si la question de l'homme saint était une plaisanterie que lui seul pouvait comprendre. « Juste un pécheur en quête d'absolution, votre Sainteté. – Vous n'avez rien à faire ici ! Comment êtes vous entré d'ailleurs ? Je vous conseille de partir avant que je n'appelle la Legion. » Le démon sourit de toutes ses dents ; un battement de cils et il se trouvait au dos de l'archevêque. « Je ne ferais pas ça si j'étais vous... Mais je préférerais  que nous évitions de se menacer l'un l'autre. Discutons, plutôt ! J'aurais quelques petites questions pour vous... Savez-vous combien de gens sont morts à cause de votre dogme ? » Tristram garda le silence, l'air confus. « Moi non plus, en fait. Mais il y en a beaucoup en tout cas, j'en suis sûr. Je sais déjà de source sûre que tout un village près du mont Hakobe est mort par votre faute. Bon, certes, c'est moi qui les ai tous massacrés mais si c'était à cause de Zentopia ça compte quand même, non ? – Qui êtes-vous... ? » Son ton était plus suspicieux, mais plus affirmé. Le démon sourit à nouveau et lui montra sa véritable forme. De longues cornes dorées se mirent à pousser sur son crâne, et son corps tout entier, mis à part son visage et son torse, se recouvrit d'écailles d'un blanc de nacre. Ses mains et ses pieds se transformèrent en serres aux griffes dorées et deux paires d'ailes aux plumes de cygne apparurent dans son dos. « Un démon de Zéleph, très très mécontent parce que la seule personne qu'il ait jamais aimée s'est retrouvée brûlée sur un bûcher au nom de votre religion absurde. Mais vous pouvez m'appeler Adam. Enchanté ! »


Quinze minutes plus tard et la Legion les interrompait enfin. La première chose qu'il remarquèrent fut la langue de l'archevêque jonchée sur le sol, arrachée par le démon avant de commencer sa petite séance de représailles afin de l'empêcher d'appeler à l'aide. La seconde chose fut l'archevêque lui-même, ou du moins ce qu'il en restait. Son tronc était au sol, et le démon en extrayait le cœur encore battant à même les serres ; quant au reste, il était un peu partout. Le cœur de l'homme d'Eglise entre les griffes, le démon se retrouva face aux forces armées de Zentopia, tétanisées par la vision d'horreur qui s'offrait à eux. « J'aurais probablement dû m'en aller quand j'avais fini mais je voulais vraiment emporter un souvenir avec moi...» déclara-t-il, faisant sauter le cœur d'une main à l'autre. Et le combat fut lancé. S'il avait prévu de terrasser ces mages de prime abord, leur férocité le poussa à battre en retraite et c'est difficilement qu'il réussit à s'enfuir, blessé à l'estomac et à la tête, manquant d'y laisser la vie.

Chapitre 2 : La mort

Il vola loin et il vola longtemps, n'osant pas se poser pour une raison qu'il ignorait. Il devait continuer. Il ne savait pas pourquoi mais il devait continuer. S'il s'arrêtait c'était la mort, ou pire encore. Et pourtant vint le moment où rester en l'air n'était plus possible. Exténué, il s'écrasa en plein désert, face la première dans le sable brûlant, et il fondit en larmes. Toute la peur, toute la colère, toute la douleur accumulée dans son être pendant son entière existence, toutes les émotions qu'il n'avait jamais osé exprimer, elles explosaient enfin et il n'y avait rien qu'il pouvait faire pour les arrêter. Avait-il perdu l'esprit ? Il le pensait. Il pleura pendant des jours et des nuits, jusqu'à ce qu'il ne ressente plus que le goût du sel et du sable dans sa bouche, jusqu'à ce qu'il n'ait plus de larmes à pleurer. Puis il se releva et il se mit en route. Vers quoi ? Il ne le savait pas, mais il devait avancer. Sa stupide attaque sur Zentopia dont la seule instigatrice avait été la folie engendrée par des mois et des mois de torture avait failli lui coûter la vie, mais il voyait clair maintenant. Et il refusait de mourir. Il refusait de donner aux démons de Tartaros la satisfaction de le torturer à nouveau et d'en finir pour de bon avec lui. Alors il vivrait, même s'il n'avait plus de raison de vivre, par pure rancune, parce qu'il les haïssait trop pour leur accorder ce plaisir. Il erra pendant des jours, jusqu'à ce qu'il ait assez récupéré de ses blessures pour voler à nouveau, puis il prit son envol et sortit du désert. Le démon entama alors une longue épopée sans but précis, une errance de vagabond voyageant au gré de ses envies. Et s'il ne s'était toujours pas ouvert aux humains et à leur... humanité, il avait néanmoins appris à apprécier la beauté de la nature et des nombreux paysages différents qu'Earthland avait à offrir.

Chapitre 3 : La rencontre

Année X837

Plic. Ploc. Plic. Ploc.

Il pleuvait ce soir-là. Le démon avait choisi comme domicile temporaire une petite grotte à l'orée d'une forêt bordant un petit village au centre de Fiore. Se réchauffant au coin du feu, il attendait que la pluie passe ou que le sommeil vienne. « Bonsoir. » La voix le fit sursauter. Il était rare qu'on puisse le prendre par surprise. De l'autre côté du feu se tenait une personne, un mage de Blue Pegasus si l'on en croyait le tatouage sur son biceps. « Je peux partager votre feu de camp ? » Il lui répondit affirmativement d'un signe de tête, regardant le mage avec méfiance alors qu'il s'asseyait à ses côtés. « Il y avait bien longtemps que je n'avais pas vu de démon du livre de Zéleph... » Ses entrailles se contractèrent. Comment... ? Rapide comme l'éclair, il reprit partiellement sa forme d'Etherius dans la main droite, prêt à broyer la tête de son interlocuteur, mais ses griffes s'arrêtèrent à quelques centimètres de son visage. « Je ne ferais pas ça si j'étais vous. Je ne vous veux aucun mal après tout... Je suis juste curieux... Qu'est-ce qu'un démon comme vous peut bien faire ici ? – Je me balade. » répondit-il avec un haussement d'épaules, tentant de masquer sa panique avec un masque de calme apparent. Le mage gloussa avant de soupirer, le regard dans le vague vers l'entrée de la grotte. « Qu'est-ce que vous diriez de dormir au chaud ce soir ? J'ai une chambre d'ami de libre dans mon cottage. » Le démon plissa les yeux. « Je n'ai pas d'argent... – Ce n'est pas un problème, vous me rembourserez en me racontant votre histoire. Je suis vraiment curieux... »

Vivre seulement pour vivre n'était plus suffisant et Dagon commençait à s'essouffler. Puis vint cette apparition, cette rencontre providentielle. Quelles étaient les chances pour qu'il rencontre le maitre d'une guilde par un aussi parfait hasard ? Le maitre l'avait hébergé pendant quelques jours, son histoire l'ayant assez intéressé. Puis il lui avait fait une proposition, ou plutôt la charité masquée sur le ton du donnant-donnant : il lui avait proposé un travail, barman à la guilde Blue Pegasus. Le maître l'avait pris en pitié, Dagon en était conscient, et même s'il lui en voulait pour ça, il lui en était tout de même reconnaissant. Après tout, n'était-il pas pathétique ? Un chat errant, sans famille ni objectif dans la vie. Le maître avait sentit la solitude dans son âme, son besoin d'un but, et lui avait tendu la main. Dagon n'aimait pas les humains, mais il ne les haïssait plus ; et cet humain-là il arrivait même à le respecter. Pour sa gentillesse, pour sa bonté, pour la confiance qu'il avait en un être que d'aucuns préféreraient éviter à tout prix. Alors Dagon attrapa cette main tendue. On lui offrait une nouvelle vie, un nouveau commencement, et même s'il n'oubliait pas tous ceux qui lui avaient causé du tort dans sa longue vie, la guilde noire Tartaros et le culte de Zentopia, il voulait tenter de vivre une vie simple, une vie heureuse, en l'honneur de celui qu'il n'avait pas réussi à protéger. Il s'appellerait Dagon Thracius, mage de Blue Pegasus.

Non, Dagon Thrace.
Ça sonnait mieux.